Interview de Kahil El Zabar dans Jazz Hot
Kahil El Zabar 9 mars 2012
Interview 2e partie
En complément des articles publiés dans la revue (cf. Jazz Hot n° 659, printemps 2012), voici un prolongement de la conversation avec Kahil El’Zabar…
Jazz Hot : L'un de vos récents albums rendait hommage au contrebassiste Malachi Favors.
Kahil El'Zabar : Il a été comme un père pour moi. C’était un très bon ami.J’ai commencé à jouer avec lui, quand j’avais seize ans et j’ai joué avec lui jusqu’à mes 52 ans. J'ai beaucoup appris de lui tout comme de Lester Bowie ou de Leroy Jenkins en passant beaucoup de temps avec eux, en écoutant leurs histoires, en échangeant des blagues... C’est comme lorsque vous voyez la fameuse photo avec tous les musiciens de jazz à Harlem. La chose la plus importante, plus importante que la musique qu’ils ont jouée, c’est la communauté qu’ils ont créée. Quand vous regardez cette photo, vous voyez qu’il y a une fierté par rapport à la vie de musicien de jazz. Ces gens étaient ma communauté. Ce que Malachi m’a donné était un bon but de vie et ce but apparaît dans la musique.
On ressent aussi dans votre musique une place importante accordée au son d’ensemble. Sur « Big M », par exemple, l’association du violon de Billy Bang et du ténor d’Ari Brown crée une sonorité unique…
Je pense que les musiciens contemporains qui étaient à la pointe au XIXe et au XXe siècles se sont préoccupés du son en explorant la sensibilité chromatique. Durant cette période, la structure tonale bien établie du piano représentait l’organisation de la notation musicale. Vers la fin du XXe siècle, avec les compositeurs extra-sensualistes de la communauté du classique comme Ives, Cage, Schuman, puis avec ce que l’on appelle le jazz d’avant-garde des Cecil Taylor, Ornette Coleman, Trane, Albert Ayler ou de l’AACM, puis avec les développement sélectroniques de Hendrix, de Sonny Sharrock et de la communauté électronique,toutes ces communautés ont représenté une certaine explosion que j’appelle la sensibilité sonore (sonic sensibility). Tous les musiciens jouant d’un instrument mélodique avec qui j’aime travailleront une palette sonore. En ce qui concerne le rythme – et ma manière d’envisager la « cacophonie » - il était basé au XXe siècle sur la mesure,alors qu’au XXI e siècle, les mesures se sont traduites en pulsation. Cela ne repose plus sur la spécificité de telle ou telle métrique,mais sur la « cacophonie » des confluences rythmiques, sur la manière dont les rythmes s’intègrent. En s’intégrant les uns aux autres, il se crée une relation au son de nature micro-tonale. Ainsi, avec cette relation micro-tonale entre les rythmes et avec cette relation micro-tonale entre les mélodies, on obtient une nouvelle palette sonore. J’aime les musiciens qui comprennent ceci et qui sont capable de s’adapter afin que nous puissions jouer des choses qui sont dans la tradition tout en trouvant des possibilités hors de la tradition harmonique. C’est en fait ce que représente pour moi le Ritual Trio.
Est-ce que ces préoccupations sonores se trouvent en amont de votre choix d’enregistrer telle ou telle composition à la batterie, aux percussions ou au piano à pouce ?
Il peut y avoir des changements. En cours de route, un morceau peut se métamorphoser. Ceci a été le cas pour le morceau« Kau » qui se trouve sur Big Met sur lequel je joue de la batterie. Je l’avais retravaillé cinq ans avant et j’en avais réécrit la mélodie, mais à la base il s’appelait « How the Kau See Sirius » et était joué au piano à pouce avec l’Ethnic Heritage. Cette version de 1996 est très différente de « Kau » avec le Ritual Trio.On peut parfois changer sa manière d’écouter un morceau en fonction de la façon dont il fonctionne avec telle ou telle instrumentation. J’ai aussi certaines structures formelles qui font partie de ce que j’appellerais des formes traditionnelles. En jazz, on parle de ballades pour des chansons lentes avec un contenu émotionnel. Pour moi, les ballades font partie d’une tradition qui remonte au début de la musique dans toutes les cultures. Toutes les cultures possèdent des berceuses et celles-ci créent du point de vue émotionnel des atmosphères contemplatives qui racontent une histoire. C’est ce que font les ballades en jazz. Je perçois mon piano à pouce dans ce sens mélodique de la berceuse et dans celui de mélodies associées à ce type d’énergie. J’ai fait« Golden Sea » au piano à pouce avec David Murray en duo, il y a longtemps. Sur un de mes albums avec le Ritual Trio, Renaissance of Resistance, il y a un morceau au piano à pouce qui s’inscrit exactement dans cette idée de berceuse. D’autre part, ce que je joue sur la batterie est associé à l’histoire du swing qui est propre au jazz. C’est sur cet instrument que j’ai joué du bop avec des gens comme Von [Freeman]. Ainsi les différents instruments ont des caractéristiques différentes et la manière d’utiliser la forme de la structure d’un morceau a aussi un certain impact. Ensuite, on veut essayer de délivrer quelque chose de différent au travers de cet instrument. Pour revenir au morceau « Kau »,j’ai commencé à jouer sur la batterie un rythme en 6/8 et je suis passé à un swing dans le style d’Elvin afin de traduire les diverses émotions pour les autres et pour ceux qui vont l’écouter. Quand je joue des percussions africaines ou des congas, je le fais de manière différente pour le Ritual Trioque pour l’Ethnic Heritage Ensemble. Pour ce dernier, les percussions sont le moteur de la musique car elles fonctionnent comme l’instrument tonal de ce groupe. Comme il y a un bassiste dans le Ritual Trio, c’est lui qui joue ce rôle de machine qui crée la relation métrique du mouvement de la musique. Ainsi quand je joue des percussions avec le Ritual Trio, elles viennent plus ajouter quelque chose à ce qui se passe avec le saxophone, le violon ou n’importe quel autre instrument mélodique. Leur rôle est plus celui qu’avaient les percussions de Candido, de Chano Pozo avec Dizzy ou de Mongo Santamaria. Elles jouent un rôle d’agitateur pour la forme ou la mélodie. Dans cette formation, on retrouve la relation traditionnelle de l’instrument harmonique accompagnant les instruments mélodiques. En l’absence d’instrument harmonique dans l’Ethnic Heritage, c’est moi qui tient le rôle de générateur. C’est la raison pour laquelle j’ai deux groupes avec des instruments similaires mais au caractère et à l’organisation musicale bien différents.
Vous considérez-vous aussi en tant que chanteur au travers de vos incantations vocales qui participent au son unique de vos formations ? Ou s’agit-il plus d’une habitude
naturelle de fredonner ce que vous jouez, comme on peut l’entendre chez Oscar Peterson par exemple…
… ou comme Keith Jarrett ou Elvin Jones. Pour ma part, cela est devenu l’une des caractéristiques de mes performances. Je ne fais donc pas de séparation entre ma voix et mes instruments. C’est un moyen d’apporter quelque chose d’unique de manière personnelle, de m’exprimer musicalement. Je ne pense pas être unique dans le fait d’utiliser la voix, mais je crois que j’ai développé une approche unique de la manière d’utiliser la voix dans ce contexte. En fait, on m’a proposé quelques contrats en tant que chanteur. Une compagnie m’a demandé d’être seulement chanteur et plus batteur. Je ne pouvais pas faire ceci, même si c’était pour beaucoup d’argent. Ils disaient que les chanteurs faisaient plus d’argent que les instrumentistes et que si je voulais me lancer dans le chant, ils investiraient de l’argent sur moi. Mais ils voulaient me faire signer un contrant stipulant que je ne jouerais pas de musique car si je le faisais, je ferais moins d’argent avec le Ritual Trio ou l’Ethnic Heritage Ensemble. Ils pensaient pouvoir faire de moi une Cassandra Wilson au masculin. Seulement cela signifiait que je devais arrêter de jouer,mais j’ai toujours perçu ma voix comme une part de ce que je jouais.
Lorsque vous êtes arrivé au Ghana pour étudier,avez-vous perçu une différence entre l’image que vous pouviez avoir aux États-Unis de l’Afrique et de la musique
africaine et la réalité que vous avez découverte ?
Je crois que la chose la principale, lorsque je suis arrivé pour la première fois en Afrique, a été de réaliser que je ne connaissais pas le pouvoir de la vérité. Dans des sociétés qui ne sont pas commerciales, les gens vivent la réalité de leurs émotions. Dans des sociétés qui sont commerciales,nous devenons tous diplomates. Nous n’exprimons pas ce qui est vraiment dans nos yeux, nous ne disons pas vraiment ce que nous pensons, nous ne sentons même pas comme nous sentons (rire). Tout à coup, je venais d’une culture dans laquelle nous apprenions à aseptiser l’expression de toute notre existence. A19 ans, presque encore adolescent,je me retrouvais dans un environnement où cette vérité naturelle, dans la musique, dans les émotions, dans la sexualité, était partout là. J’ai dû m’y adapter et apprendre à être moi-même au milieu de ceci et j’ai essayé de le traduire dans ma musique. Certains pourraient me demander pourquoi je fais ce bruit, pourquoi je ne pourrais pas être silencieux pendant que je joue. Je ne voyais pas les choses de cette manière quand j’étais en Afrique. Il y avait une relation holistique intégrée entre les faits de raconter une histoire, de jouer de la musique, de cuisiner ou d'avoir une conversation. Tout ceci faisait partie de la musique et j’ai essayé de traduire cette expérience. A mon retour,j’ai quitté le collège de Lake Forest où j’étudiais et j’ai monté l’Ethnic Heritage Ensemble en essayant d’intégrer les valeurs de l’Afrique de l’Ouest et les valeurs traditionnelles de la musique américaine à ma propre sauce. J’essaie toujours de parvenir à cette vérité que j’ai connue en Afrique. C’est très important.
Vous vous êtes aussi intéressé aux liens entre différents modes d’expressions artistiques et culturels, avec la création de vos costumes,des écrits ou votre loft dans lequel
vous exposez des peintures et des sculptures…
Oui, en général les mouvements importants ont été des mouvements avec des collaborations dans différents champs. Dans les années vingt, tout le monde était à Paris, Stravinski, Coco Chanel, Mirò, Picasso et aussi Louis Armstrong et les musiciens de jazz qui étaient venus avec la Première guerre mondiale, Josephine Baker, Sidney Bechet… Ensuite, il y a eu le mouvement Bauhaus en Allemagne. Cage, Stockhausen, Frank Lloyd Wright de Chicago y étaient. Si vous pensez au mouvement bebop et au mouvement beat dans les années quarante à New York, il y avait des peintres, des poètes, des musiciens de jazz. Il y avait le jeune Bob Fosse comme chorégraphe. Je vois toujours cette relation collective en art.
Quand je peux parler avec des peintres, des sculpteurs, des poètes, cela étend mes capacités et l’étendue de ma musique car elle repose sur les dimensions de la géométrie. Toute forme d’art est influencée par la physique. Nous tirons nos émotions de la physique et entre la physique et les émotions se trouvent cette opportunité abstraite de l’expression individuelle. Si je peux donc prendre quelque chose chez des musiciens, des peintres ou des écrivains, ma géométrie va suivre ce qui est formé par la relation à cette collectivité. Les individus passionnés, créatifs et disciplinés vont être importants pour la société car il ne va pas y avoir beaucoup d’argent, d’une manière générale dans notre culture occidentale. Nous savons qu’il n’y a pas beaucoup d’argent alors que pouvons-nous partager ? Nos passions, notre art, notre intellect… Cet échange intercollectif va être important pour la balance de l’humanité dans les prochaines années. Quelles personnes pouvons-nous trouver qui soient tolérantes ? Généralement, les artistes car ils apprennent de ce qu’ils entendent, voient, ressentent au contact d’autres cultures. Si la société devient déstructurée et indisciplinée,vers quels individus pourrons-nous nous tourner pour trouver un certain accomplissement de soi ? Les artistes. Ils sont disciplinés, passionnés,tolérants, ouverts d’esprit et créatifs, ce qui signifie chercher un moyen d’utiliser les ressources disponibles pour développer un épanouissement là où il semble qu’il n’y ait rien. Il n’y a jamais eu de période durant laquelle on n’a pas eu besoin de la sensibilité du mode de vie artistique dans les mentalités. Nous avons besoin maintenant de le partager avec nos enfants pour qu’ils acquièrent une discipline leur permettant d’apprécier ce qu’ils sont et d’apprécier les autres personnes. Au milieu de ce phénomène de globalisation,je crois que la culture est l’une des choses fondamentales que nous avons besoin d’échanger et l’un des éléments dominants de la culture est l’art. C’est pourquoi je pense à l’interdisciplinarité, à la coopération collective, à la sensibilité artistique. On en a plus besoin que jamais et je veux y participer.
Propos recueillis par Frank Steiger